55.
Le déchirement
Jeb a écarté la foule pour que je puisse m’approcher, poussant les gens de la pointe de son canon, comme un berger écartant ses moutons avec son bâton.
— Ça suffit ! répliquait-il à ceux qui résistaient. Vous avez tous envie de l’étriper, et je vous comprends parfaitement. Mais parons d’abord au plus pressé. Laissez-moi passer !
Du coin de l’œil, j’ai vu Sharon et Maggie reculer vers les derniers rangs, comme repoussées par la raison qui gagnait le groupe. Mais elles gardaient les mâchoires serrées de rage, et fixaient Kyle avec des yeux méchants.
Jared et Ian ont été les deux derniers à s’écarter. Je me suis faufilée entre eux deux, leur caressant les bras dans l’espoir de les apaiser.
— C’est bon, Kyle, a déclaré Jeb en faisant claquer son canon dans sa paume. Ne te cherche pas d’excuses, tu n’en as aucune ! Mon seul dilemme, c’est te fiche dehors à coups de pied au cul ou te faire sauter la cervelle. Les deux me tentent tout autant.
Le petit visage, blême de peur malgré la peau sombre, est apparu de nouveau derrière le coude de Kyle, encadré d’une crinière bouclée. La bouche de la fille était ouverte d’horreur, les yeux scintillants de panique. J’ai cru entrevoir dans les pupilles un faible miroitement, un reflet argent dans les cercles obsidienne.
— Mais pour le moment, on va tous se calmer, a lancé Jeb en se retournant, le fusil en travers du torse, comme un garde assurant la sécurité de Kyle et de sa petite protégée. Kyle a une invitée et vous lui fichez une peur bleue, les enfants. Il serait bon pour vous tous de retrouver quelques bonnes manières. En attendant, allez donc vous rendre utile. Ce n’est pas le travail qui manque ! Par exemple, mes pauvres melons meurent sur pied.
Il a attendu que la foule se disperse. Je voyais sur leurs visages que la crise était finie, du moins pour la plupart des belligérants. On s’en sortait bien après tout. Ç’aurait pu être bien pire, semblaient-ils dire. D’accord, Kyle s’était comporté comme un égoïste et avait mis tout le monde en danger. Mais Kyle était revenu ; il y avait eu plus de peur que de mal. Pas d’évacuation, pas de Traqueurs en maraude. Pas plus que d’habitude, en tout cas. Il avait rapporté un autre mille-pattes, et alors ? Il y en avait plein dans les grottes ces derniers temps.
Ce n’était pas si grave finalement.
Beaucoup sont repartis vers leur déjeuner interrompu, les autres à leur système d’irrigation, d’autres encore dans leurs quartiers. Bientôt il n’est plus resté que Jared, Ian et Jamie. Jeb a regardé ce trio avec humeur ; au moment où il ouvrait la bouche pour leur ordonner de s’en aller, Ian a pris ma main, Jamie l’autre. Et j’ai senti un autre contact au-dessus, sur mon poignet. Jared !
Jeb a levé les yeux au ciel devant cette petite fronde, puis il a tourné les talons.
— Merci, Jeb, a articulé Kyle.
— Ta gueule, Kyle ! Ferme ta grande gueule. Je suis on ne peut plus sérieux. Tu mérites que je te fasse sauter la tête, pauvre con !
Un petit gémissement s’est élevé derrière Kyle.
— Oui, Jeb. Je suis d’accord. Mais essaie de ne pas me menacer de mort devant elle. Elle est déjà assez terrorisée comme ça. Tu sais comme ces mots fichaient les jetons à Gaby ? (Kyle m’a lancé un sourire. Ça m’a fait un choc, comme si j’avais reçu une gifle. Puis il s’est tourné vers la fille blottie derrière lui. Jamais je ne lui avais vu une expression aussi douce.) Tu vois, Soleil. C’est Gaby, celle dont je t’ai parlé. Elle va nous aider. Elle ne laissera personne te faire du mal. Comme moi.
La fille m’a regardée… ou devais-je dire la femme ? Elle était, certes, minuscule, mais il y avait des courbes dans sa silhouette qui trahissaient davantage de maturité que sa petite taille le laissait supposer. Elle m’a donc fixée, les yeux écarquillés de terreur. Kyle a passé son bras autour de ses hanches et l’a attirée contre lui. Elle s’est accrochée à lui comme à une ancre – sa ligne de survie.
— Kyle a raison. (Les mots sont sortis malgré moi.) Je ne laisserai personne vous faire du mal. Votre nom est Soleil ?
La femme a lancé un regard paniqué à Kyle.
— Tout va bien. Tu n’as rien à craindre de Gaby. Elle est comme toi. (Il s’est tourné vers moi.) Son véritable nom est plus long. Il y a une histoire de glace dedans.
— Rayon-de-Soleil-à-travers-la-Glace, a-t-elle murmuré à mon intention.
J’ai vu les yeux de Jeb se mettre à pétiller – son indéfectible curiosité !
— Mais elle veut bien qu’on l’appelle Soleil. Ça ne la dérange pas, m’a assuré Kyle.
Soleil a hoché la tête. Ses yeux allaient et venaient entre Kyle et moi. Les autres hommes étaient silencieux, immobiles. Ce petit cercle de paix la rassurait un peu. Elle avait dû percevoir le changement d’atmosphère. Il n’y avait plus aucune hostilité dans l’air.
— Moi aussi j’ai été Ours, Soleil, ai-je annoncé pour tenter de la mettre à l’aise. Ils m’appelaient Tête-dans-les-Étoiles. Ici, ils m’ont appelée Vagabonde.
— Tête-dans-les-Étoiles…, a-t-elle répété à voix basse, ses yeux s’écarquillant encore. Celle-qui-Chevauche-la-Bête…
J’ai étouffé une plainte.
— Vous viviez dans la deuxième cité de cristal, je suppose.
— Oui. J’ai entendu votre histoire tant de fois…
— Vous avez aimé être Ours, Soleil ? ai-je demandé rapidement pour changer de sujet. (Je ne voulais pas raconter une nouvelle fois mon aventure.) Vous étiez heureuse là-bas ?
Son visage s’est fripé sous mes questions ; elle a regardé Kyle d’un air suffisant et ses yeux se sont emplis de larmes.
— Je suis désolée, me suis-je excusée aussitôt en regardant Kyle à mon tour.
Il a tapoté son bras.
— N’aie pas peur. Personne ne va te faire de mal. Je te l’ai promis.
Elle a soufflé d’une voix à peine audible :
— Mais j’aime être ici. Je ne veux pas partir…
Ses paroles ont fait monter une boule dans ma gorge.
— Je sais, Soleil. Je sais. (Kyle a posé sa main sur la nuque de la femme et, avec un geste d’une tendresse rare, il a serré son visage contre sa poitrine.)
Jeb s’est éclairci à nouveau la voix et Soleil a tressailli. Elle avait les nerfs à vif et c’était bien compréhensible. Les âmes n’étaient pas faites pour endurer autant de violence et de terreur.
Lorsque Jared, peu après mon arrivée, m’avait interrogée, il m’avait demandé si j’étais comme les autres âmes. Nous étions toutes différentes. J’étais même radicalement à l’opposé de l’autre âme à laquelle ils avaient eu affaire : ma Traqueuse. Mais Soleil semblait incarner l’essence même de notre espèce paisible et timide. Nous n’étions puissantes que par le nombre.
— Excuse-nous, Soleil, a dit Jeb. On ne voulait pas t’effrayer. Mais on ferait mieux d’aller ailleurs quand même. (Il a balayé la caverne du regard ; à l’orée des tunnels s’attardaient deux personnes qui nous observaient de loin : Reid et Lucina. Il leur a jeté un regard noir. Ils ont disparu aussitôt dans l’obscurité en direction de la cuisine.) Allons rejoindre Doc, a-t-il poursuivi avec un soupir en regardant à regret la femme effrayée. (Il serait bien resté pour en entendre davantage.)
— D’accord, a répondu Kyle. (En gardant le bras autour de la taille de guêpe de la femme, il l’a entraînée vers le tunnel sud.)
Je leur ai emboîté le pas en emmenant mes trois compagnons toujours accrochés à moi.
Jeb s’est arrêté. On l’a tous imité. Il a donné un petit coup de crosse dans le dos de Jamie.
— Hé ! Tu ne devrais pas être à l’école, gamin ?
— Oh, oncle Jeb, s’il te plaît. Je ne veux pas rater ça !
— Va à l’école où je te botte les fesses !
Jamie m’a regardée avec des yeux de cocker, mais Jeb avait raison. Ce n’était pas la place de Jamie. J’ai secoué la tête.
— En chemin, tu veux bien demander à Trudy de nous rejoindre ?
Tout le poids du monde est tombé sur les épaules de Jamie ; il a lâché ma main. La main de Jared, qui me tenait le poignet, en a profité pour prendre la place encore chaude.
— Je vais tout rater, ce n’est pas juste ! s’est lamenté Jamie en s’en allant.
— Merci Jeb, ai-je soufflé lorsque le garçon ne pouvait plus m’entendre.
— De rien.
Le long tunnel semblait plus obscur que de coutume, assombri par la peur de la femme devant moi, qui nous nimbait d’un voile noir.
— N’aie pas peur, a murmuré Kyle. On ne va pas te faire de mal. Je suis là.
D’où venait ce nouveau Kyle ? Quelqu’un avait-il vérifié ses pupilles ? Comment ce corps de brute épaisse pouvait-il renfermer autant de douceur ?
C’était le retour de Jodi. Kyle était si près de son Graal… Certes, il s’agissait du corps de sa Jodi, mais je restais étonnée de sa gentillesse envers l’âme. Je le pensais incapable d’une telle compassion.
— Comment va la Soigneuse ? a demandé Jared.
— Elle venait de se réveiller quand je suis venue vous trouver.
J’ai entendu plusieurs soupirs dans l’obscurité.
— Elle est désorientée, cependant. Et terrifiée, les ai-je prévenus. Elle ne se souvient pas de son nom. Doc s’occupe d’elle. Elle va être encore plus terrorisée quand elle va vous voir tous débarquer. Essayez de parler doucement, et évitez les gestes brusques, d’accord ?
— Oui, oui, ont répondu les hommes en chœur.
— Jeb… si tu posais ton fusil ? Elle a assez peur comme ça des humains.
— D’accord.
— Peur des humains ? a répété doucement Kyle.
— C’est nous les méchants, lui a rappelé Ian, en serrant ma main.
J’ai serré la sienne à mon tour, heureuse de sentir sa chaleur, la douce pression de ses doigts contre les miens.
Combien de fois sentirais-je encore la main d’un homme autour de la mienne ? Quand emprunterais-je pour la dernière fois ce tunnel ? Était-ce maintenant ?
Non, pas encore, a murmuré Mel.
J’ai été traversée par un tremblement. Ian a serré plus fort ma main, Jared aussi.
On a marché en silence pendant un moment.
— Kyle ? a demandé Soleil d’une voix timide.
— Oui ?
— Je ne veux pas retourner chez les Ours.
— Personne ne t’y oblige. Tu peux aller où tu veux.
— Mais pas rester ici ?
— Non. Je suis désolé, Soleil.
J’ai entendu la femme hoqueter. Heureusement qu’il faisait noir. Personne ne voyait mes larmes sur mes joues. Je n’avais pas de main libre pour les essuyer ; elles tombaient librement sur ma chemise.
On a atteint enfin l’extrémité du tunnel. La lumière du soleil filtrait par l’entrée de l’infirmerie, faisant scintiller les poussières dans l’air. J’ai entendu la voix de Doc, en sourdine :
— On avance à grands pas, disait-il. Pensez maintenant aux détails. Vous vous souvenez de votre ancienne adresse, parfait… Le nom ne peut être bien loin… On va le trouver, rassurez-vous.
— Doucement, ai-je murmuré à l’attention de mon groupe.
Kyle s’est arrêté juste avant le seuil, Soleil toujours accrochée à lui. Ils attendaient que je passe la première.
J’ai pris une profonde inspiration et je suis entrée dans le fief de Doc.
— Coucou, ai-je articulé pour m’annoncer.
L’hôte de la Soigneuse a étouffé un petit cri.
— Ce n’est que moi, l’ai-je rassurée.
— C’est Gaby, lui a rappelé Doc.
La femme était assise, Doc à ses côtés, une main posée sur son bras.
— C’est une âme, a soufflé la femme.
— Oui, mais c’est une amie.
La femme m’a scrutée, suspicieuse.
— Doc ? J’ai quelques visiteurs avec moi. On peut entrer ?
Doc a regardé la femme.
— Ce sont tous des amis. Beaucoup d’humains vivent ici, avec moi. Aucun d’eux ne voudrait vous faire de mal. Ils peuvent entrer ?
La femme a hésité, puis a acquiescé, guère rassurée.
— Je vous présente Ian, ai-je dit en lui faisant signe d’entrer. Et voici Jared, et Jeb. (Un par un, ils ont franchi le seuil et m’ont rejointe.) Et enfin, voici Kyle et… Soleil.
Doc a écarquillé les yeux, lorsque Kyle, avec Soleil accrochée à lui, a fait son entrée en scène.
— Il y en a combien comme ça ? a soufflé la femme.
Doc s’est éclairci la voix, tentant de se remettre de sa surprise.
— On est assez nombreux ici. Des humains, pour la plupart.
— Trudy arrive, ai-je annoncé. Peut-être pourrait-elle trouver une chambre à notre hôte. (J’ai jeté un coup d’œil vers Soleil et Kyle.) Pour qu’elle puisse se reposer ?
Doc a hoché la tête, encore éberlué.
— C’est une bonne idée.
— Qui est Trudy ? a demandé la femme tout bas.
— Elle est très gentille. Elle prendra soin de vous.
— Elle est humaine ou elle est comme celle-là ? (Elle m’a désignée du menton.)
— Elle est humaine.
La femme a paru rassurée.
— Oh ! a soufflé Soleil.
Elle venait d’apercevoir les cryocuves contenant les deux Soigneurs. Les deux caissons trônaient sur le bureau de Doc, avec leurs voyants rouges. Les sept autres caissons vides étaient entassés pêle-mêle dans un coin.
Les larmes ont de nouveau perlé à ses yeux ; et elle a enfoui son visage dans la poitrine de Kyle.
— Je ne veux pas partir. Je veux rester avec toi, a-t-elle gémi.
— Je sais, Soleil. Je suis désolé.
Soleil a éclaté en sanglots.
J’ai battu des paupières pour chasser mes larmes. Je me suis approchée d’elle et lui ai caressé les cheveux.
— Je voudrais lui parler une minute, Kyle, ai-je articulé.
Il a hoché la tête, troublé, et a lâché la femme.
— Non, non, a-t-elle protesté.
— Tout va bien, ai-je promis. Kyle ne va aller nulle part. Je veux juste vous poser quelques questions.
Kyle a tourné sa protégée vers moi et ses bras se sont refermés autour de moi. Je l’ai entraînée dans un coin, le plus loin possible de l’hôte amnésique. Je ne voulais pas que notre conversation soit parasitée par la présence de cette femme. Soleil était déjà assez perturbée comme ça. Kyle nous suivait comme une ombre. On s’est assises par terre, face au mur.
— Merde…, a soufflé Kyle. Je ne pensais pas que ce serait si dur.
— Comment l’as-tu trouvée ? (La femme en pleurs n’a pas réagi quand j’ai posé ces questions à Kyle ; elle a continué à sangloter contre mon épaule.) Que s’est-il passé ? Pourquoi est-elle dans cet état ?
— J’espérais la trouver à Las Vegas. Je m’y suis rendu en premier, puis je suis allé à Portland. Jodi était très proche de sa mère Doris et c’est là-bas qu’elle vivait. Je me suis dit, en voyant comment tu étais avec Jared et Jamie, que peut-être elle serait retournée là-bas, même si elle avait cessé d’être Jodi. Et j’ai eu raison. Ils habitaient la même vieille maison, tous les trois. Doris et son mari, Warren – je n’ai pas très bien compris leurs nouveaux noms – et Soleil. Je les ai observés toute la journée. Soleil occupait la chambre de Jodi. Je m’y suis introduit pendant qu’ils dormaient. J’ai pris Soleil, je l’ai chargée sur mon épaule et j’ai sauté par la fenêtre. J’ai cru qu’elle allait se mettre à hurler, alors j’ai foncé vers la Jeep. Et puis j’ai eu peur, parce que justement elle n’avait pas crié. Elle était si silencieuse ! J’ai eu peur que… tu vois ce que je veux dire… qu’elle ait fait comme ce gars dont parlait Jeb l’autre fois.
J’ai tressailli. Il ignorait qu’on avait assisté tout récemment à ce genre de suicide.
— Alors je l’ai posée au sol. Elle était en vie ; elle me regardait avec de grands yeux. Mais elle ne criait pas. Je l’ai emmenée dans la voiture. Je comptais l’attacher mais… elle ne paraissait pas affolée. Elle n’essayait même pas de s’échapper. Alors j’ai bouclé sa ceinture et j’ai roulé jusqu’ici. Elle m’a regardé un long moment, puis elle a dit : « Tu es Kyle. » Alors j’ai dit : « Ouais. Et toi, qui es-tu ? » Et elle m’a dit son nom… comment c’est déjà ?
— Rayon-de-Soleil-à-travers-la-Glace, a murmuré la femme. Mais Soleil, j’aime bien aussi. C’est joli.
— Bref, a repris Kyle en s’éclaircissant la gorge. Cela ne l’embêtait pas du tout de me parler. Elle n’était pas effrayée. Alors on a parlé. (Il est resté silencieux un moment.) Elle était contente de me voir.
— Je rêvais tout le temps de lui, m’a expliqué Soleil à voix basse. Toutes les nuits. J’espérais toujours que les Traqueurs le trouveraient ; il me manquait tellement… Alors quand je l’ai vu, j’ai cru que c’était encore un de mes rêves.
J’ai dégluti pour faire descendre la boule.
Kyle a tendu le bras pour lui caresser la joue.
— C’est une gentille fille, Gaby. On pourrait l’envoyer dans un endroit sympa, non ?
— C’est ce dont je voulais lui parler. Où avez-vous vécu, Soleil ?
J’ai entendu des voix derrière moi. Trudy venait d’arriver. On leur tournait le dos. Je voulais voir ce qui se passait, mais j’étais heureuse de pouvoir rester concentrée sur l’âme apeurée.
— Juste ici et avec les Ours. J’ai accompli cinq cycles là-bas. Ici c’est mieux. Mais je n’ai pas passé le quart d’une vie sur cette planète !
— Je sais ce que vous ressentez. Croyez-moi, je suis bien placée pour le savoir. Y a-t-il un autre endroit où vous voudriez aller ? Chez les Fleurs, par exemple ? C’est très agréable là-bas. J’y suis allée.
— Je ne veux pas être une plante, a-t-elle marmonné dans le creux de mon épaule.
— Les Araignées sont… (Mais je ne suis pas allée plus loin. Ce n’était pas un monde pour Soleil.)
— J’en ai assez du froid. Et j’aime les couleurs.
— Je sais, ai-je encore soupiré. Je n’ai jamais été Dauphin, mais il paraît que c’est très beau là-bas. Les couleurs, les mouvements, la famille…
— C’est si loin. Et le temps que j’arrive où que ce soit, Kyle sera… sera… (Elle a enfoui son visage dans ses mains et s’est mise à pleurer de nouveau.)
— Il n’y a rien d’autre ? a demandé Kyle. Pas d’autres planètes possibles ?
J’entendais Trudy parler à l’hôte de la Soigneuse, mais je n’ai pas écouté. Laissons les humains s’occuper des leurs pour le moment.
— Pas qui soit accessible par vol régulier. Il y a bien d’autres mondes, mais seuls une poignée, les plus récents, sont encore ouverts au peuplement. Je suis désolée, Soleil, mais je dois t’envoyer loin. Les Traqueurs nous cherchent, et ils se serviront de toi pour les guider jusqu’ici, s’ils te retrouvent à temps.
— Je n’ai rien vu du chemin, a-t-elle sangloté. (Ma chemise était humide de ses pleurs.) Il m’a bandé les yeux.
Kyle m’a regardée, comme s’il attendait que je règle tout d’un coup de baguette magique. Mais j’étais à court de magie, à court d’idées pour une fin heureuse, du moins pour l’âme de l’équation.
J’ai regardé Kyle avec regret.
— Ce sont les Ours, les Fleurs, ou les Dauphins, rien d’autre. Je ne veux pas l’envoyer sur la Planète de Feu.
Le petit bout de femme a frémi à cette pensée.
— N’ayez pas peur, Soleil. Vous aimerez les Dauphins. Ils seront très gentils.
Elle a pleuré plus fort encore.
J’ai soupiré.
— Soleil, il faut que l’on parle de Jodi.
Kyle s’est raidi.
— Jodi ? a répété Soleil.
— Est-elle… est-elle encore en vous ? Pouvez-vous l’entendre ?
Soleil a reniflé et a relevé les yeux vers moi.
— Comment ça ?
— Est-ce qu’elle vous parle ? Entendez-vous parfois ses pensées ?
— Mon corps… avoir des pensées ? Non, elle n’a pas de pensées. C’est moi qui suis dans sa tête à présent.
J’ai hoché la tête lentement.
— C’est mauvais signe ? s’est enquis Kyle.
— Je ne peux pas encore me prononcer. Mais ce n’est pas très bon, c’est certain.
Kyle a plissé les yeux de douleur.
— Depuis combien de temps êtes-vous ici, Soleil ?
Elle a froncé les sourcils, fouillant dans sa mémoire.
— Depuis combien de temps, Kyle ? Cinq ans ? Six ans ? C’était juste avant que tu ne disparaisses…
— Six ans, a confirmé Kyle.
— Quel âge avez-vous ?
— Vingt-sept ans.
Cela m’a étonnée. Elle était un format miniature, à l’air si juvénile. Comment pouvait-elle avoir six ans de plus que Melanie ?
— Quelle importance ? a demandé Kyle.
— Juste une impression. Plus les hôtes sont âgés au moment de l’insertion, plus il y a de chances qu’ils puissent… revenir. Plus ils ont passé de temps en tant qu’Hommes, plus ils ont de souvenirs propres, plus ils ont tissé de liens sociaux, plus profond est ancrée leur identité d’origine.
— Et vingt et un ans, c’est assez ? a-t-il demandé d’une voix chevrotante.
— On va bientôt le savoir.
— Ce n’est pas juste ! a gémi Soleil. Pourquoi vous pouvez rester, vous ? Pourquoi moi, je dois partir, et pas vous ?
J’ai eu du mal à avaler.
— Oui, ce ne serait pas juste. Mais je ne vais pas rester, Soleil. Moi aussi, je dois partir. Très bientôt. Peut-être partirons-nous ensemble.
Cela la soulagerait peut-être de penser qu’on allait se retrouver ensemble chez les Dauphins. Lorsqu’elle s’apercevrait de sa méprise, Soleil habiterait un nouvel hôte, avec un autre mode de pensée, d’autres émotions, et plus aucune attache avec Kyle l’humain. Du moins, je l’espérais. De toute façon, ce serait trop tard.
— Je dois m’en aller, Soleil, comme vous. Moi aussi, je dois rendre mon corps.
Et puis, le mot a claqué derrière nous, comme un coup de fouet. La voix de Ian, déchirant le silence :
— QUOI ?